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jeudi 19 avril 2018

Mais QUI a imaginé les imaginaires ?

Carl Friedrich GAUSS,  Œuvres, 2ème volume   (1831)
(Si on a observé jusqu'ici cet objet sous un angle faussé, si on lui a trouvé une obscurité mystérieuse, cela doit être en grande partie attribué à des dénominations inadaptées.
Si on avait nommé +1, -1, √-1 non pas unité positive, négative, imaginaire (voire impossible), mais par exemple unité directe, inverse, latérale, à peine aurait-il pu être question d’obscurité)


Leur nom lui-même est une provocation : les « nombres imaginaires » ne sont pas plus imaginaires que les « nombres réels » (pas moins non plus !)
Les concevoir n’est pas une question d’imagination… mais de câblage : pour un ver de terre sans épaisseur (un ver de terre « linéaire ») qui évoluerait dans un espace de dimension 1, se déplaçant donc le long d’une ligne, l’idée qu’il existe des points en dehors de cette ligne serait totalement inadaptée à ses systèmes de perception, et donc incompréhensible. Sauf, évidemment, s’il s’agit d’un ver de terre particulièrement cultivé et intelligent ! 

C’est à peu près ce qui s’est passé pour les nombres imaginaires, à cela près que les mathématiciens n’avaient pas l’excuse d’évoluer dans un espace de dimension 1. Et pourtant, durant des siècles, ils ont considéré qu’un nombre était un attribut de points d’une droite : par l’intermédiaire d'une graduation, à chaque nombre correspondait un point de la droite ainsi graduée.

Ils ont commencé avec les nombres entiers positifs, puis ils ont débusqué les nombres rationnels positifs, qui leur permettaient d’atteindre des points auparavant inaccessibles, puis les nombres négatifs et enfin les nombres réels irrationnels. Ça ne s’est pas fait aussi simplement que ça, en particulier la résistance aux nombres négatifs a été profonde et durable, tout au moins en Occident, mais le résultat est là : avec « la droite des réels », les mathématiciens aboutissent à la perfection, l’accomplissement de leurs recherches, une bijection entre un ensemble de nombres et les points d’une droite (à chaque nombre correspond un point d’une droite graduée, à chaque point de cette droite correspond un nombre).

« Nombre réel » prenait alors tout son sens : nombre qui a une réalité car il lui correspond un point.

(Ce qui, évidemment nous amène à une autre question : les points sont-ils réels ? Comme l’aurait dit Kipling, ceci est une autre histoire… que j’ai essayé d’aborder dans «… Donc, d’après… »)

Pour quelques mathématiciens, le sujet était clos, il ne pouvait pas y avoir d’autres nombres, puisque les nombres réels permettaient « d’atteindre » tous les points de la droite. Mais c’était s’appuyer sur une conception restrictive de la notion de nombre… et sur une interprétation géométrique exclusive de la notion de nombres opposés. 

La dernière équation 

Des entiers positifs aux réels, chaque avancée numérique est la conséquence d’équations trouble-fêtes : des équations que, pour des raisons économiques ou scientifiques, il devient nécessaire de savoir résoudre, mais dont la résolution échappe parce qu’elle repose sur la découverte – et l’acceptation – de nouveaux nombres.

a + 1 = 0  (ou  a + p = 0 ,  p  étant n’importe quel entier naturel non nul)  conduit aux entiers relatifs,

a x 10 = 1 (ou  a x 10 = p ,  p  étant n’importe quel entier naturel non multiple de dix)   aux décimaux,

a x 3 = 1   (ou  a x p = 1 ,  p  étant n’importe quel nombre premier différent de 2 et de 5)    aux rationnels,

a2 = 2         (ou  a2 = p ,  p  étant n’importe quel nombre entier positif différent d’un carré parfait)  aux réels.

Et maintenant, voici venir  a2 = -1   (ou  a2 = p ,  p  étant n’importe quel nombre réel strictement négatif) !

Une résolution de cette équation apparut pour la première fois autour de 1530, ou, plus précisément, c’est à cette période qu’elle sortit de l’ombre : d’après des récits de l’époque, le maître mathématicien Scipione del Ferro, professeur en arithmétique à l’université de Bologne depuis 1496, aurait trouvé une méthode de résolution des équations du troisième degré, et cette méthode passait par la résolution de l’équation a2 + 1 = 0 , à l’aide de ce qu’il appelait des « nombres impossibles ».

Toutefois, pour des raisons matérielles, il aurait gardé cette méthode secrète : le poste de professeur d’arithmétique était régulièrement remis en jeu à travers des duels de connaissance et en particulier des résolutions d’équations. Garder le silence sur sa méthode lui assurait un avantage important.

Juste avant sa mort, il a vraisemblablement confié son secret à l’un de ses élèves, Antonio Maria Del Fiore, qui s’en serait servi en 1535 lors d’un « duel de résolutions d’équations » contre un autre mathématicien, Niccolò Fontana, dit Tartaglia (c’est-à-dire « Le bègue »).

Ensuite, les récits divergent : Tartaglia connaissait-t-il le secret ou l’a-t-il imaginé au cours du duel ? Quoi qu’il en soit, il vainquit Del Fiore… Mais à son tour, il refusa de divulguer sa méthode. Jusqu’à ce qu’un dernier mathématicien, Girolamo Cardano (Jérôme Cardan) finisse par la lui soutirer et, après lui avoir promis de la garder pour lui, la publie en 1545 dans son Ars magna, sive de regulis algebraicis liber unus.

Depuis,    Raphaël Bombelli (L’algebra, 1572), Albert Girard au 17ème siècle, Abraham De Moivre et Léonhard Euler au 18ème siècle, Jean-Robert Argand, Carl Friedrich Gauss et Augustin Louis Cauchy au 19ème siècle, ont particulièrement contribué à structurer, faire connaître et accepter ce qu’on a longtemps appelé les « nombres impossibles » ou les « nombres imaginaires »... Puis leur extension, les « nombres complexes » - qui sont à peine plus complexes que les réels, et d'une efficacité telle qu’ils sont devenus incontournables, que ce soit en physique, en astronomie, en informatique, dans bien d’autres disciplines… Et naturellement en mathématiques.
Tout récemment encore, (fin du 20ème siècle, début du 21ème), le mathématicien français Adrien Douady, professeur à l’université d’Orsay (Paris-Sud) leur consacra de nombreuses années dans ses travaux sur les fractales.

Résolution de   a2 = -1   : le coup de génie du quart de tour
  
Aucun nombre réel ne peut être solution de cette équation…

 Pourquoi ?

Parce que, comme les ensembles de nombres précédents, l’ensemble des réels a été construit avec un support géométrique en tête, la droite : de ℕ à ℝ, l’idée a constamment été d’associer à chaque nombre un point d’une droite dite graduée (une droite dont deux points avaient été choisis pour être associés l’un à 0, l’autre à 1)… jusqu’à cet ensemble final, ℝ, le seul à également associer un nombre à chaque point de la droite.

Dans cette construction de dimension 1, il n’existe pas de rotations : dans une graduation d’origine A et de point unité B, (-1) est l’abscisse du point C, déterminé comme symétrique de B dans la symétrie de centre A.
Ici, « multiplier un nombre p  par (-1) » se traduit en géométrie par :
« construire le symétrique du point d’abscisse p par rapport à A ».

Dans ce contexte, il n’existe que des nombres positifs ou négatifs, et les carrés de ces nombres sont tous positifs :

 l’équation   a2 = -1   n’a effectivement pas de solutions dans R.

 … Mais d’autres nombres existent !

 Puisque les nombres réels, représentés par tous les points d’une droite, ne permettent pas de résoudre l’équation, pourquoi ne pas étendre le champ d’investigation, pourquoi ne pas chercher une autre construction du point C que la construction par symétrie, enfermée dans la droite ? Une construction qui déborde dans un plan de cette droite, une construction peut-être plus riche de possibilités ? 

Le premier à avoir raisonné ainsi semble être Robert Argand, dans son Essai sur une manière de représenter les quantités imaginaires par des constructions géométriques, paru en 1806.

Sa construction portait sur des angles de même mesure, mais en pratique, elle revenait à remplacer la symétrie de centre A (origine de la graduation) par une rotation de centre A et d’un angle de 180°, dans un plan contenant la droite initiale :
Maintenant, « multiplier un nombre p  par (-1) » se traduit en géométrie par :
« construire l’image du point d’abscisse p  par une rotation de centre A, et d'un angle de 180°»
(Le sens de cette rotation est indifférent,
mais par la suite les mathématiciens seront amenés à privilégier le « sens trigonométrique »).

Symétrie ou demi-tour, cela changeait-il quelque chose ? 

Cela changeait tout : une rotation de 180°, c’est deux rotations successives de 90°… Si une rotation de 180° correspondait à une multiplication par (-1), pourquoi une rotation de 90° ne correspondrait-elle pas également à une multiplication ?

Par un autre nombre, évidemment. Mais un nombre qui ne serait pas réel, puisqu’il serait associé au point image de B par cette rotation… un point en dehors de la droite graduée.

Deux rotations successives de 90° correspondraient alors à une multiplication par le carré de ce nombre.

Mais l’image de B par 2 rotations de 90° successives est C, donc  le carré de ce nombre serait égal à -1   !  

Ici, I est l’image de B dans la rotation de centre A et d’un angle de 90°.

(i est le nom du nombre qui lui est associé, et qui n’est pas un réel.
Argand avait proposé de lui attribuer le symbole « ~ », mais sans succès :
la notation i inventée en 1777 par Euler s'est déjà imposée,
elle est couramment utilisée par Gauss depuis 1801).
Pour la première fois depuis leur apparition, les « nombres impossibles » de Scipione del Ferro ont un sens géométrique. Il cessent de n’être que des artifices de calcul : même s’ils conservent l’appellation d’imaginaire qui agace profondément Gauss (et qui a suggéré à Euler le symbole « i »), ils correspondent à des points du plan, ils entrent dans l’univers quotidien des mathématiques. Ils vont le submerger.

Pourquoi les nombres impossibles ?

À l’origine, parce qu’ils étaient deux : celui qui maintenant s’appelle i, mais également son opposé, «-i », qui correspond au point image de B par une rotation de centre A et d’un angle de 90°, dans le sens contraire à celui de la première rotation (par la même rotation, l’image de ce nouveau point est bien C)… Mais également à l’image du point I  par une rotation de centre A et d’un angle de 180°, ce qui justifie cette notation d’opposé de i !
Ici, D est le point associé à (-i).

Et par la suite, parce que ces mêmes rotations de 90°, appliquées à tous les points de la droite des réels, ont permis d’associer, dans le plan observé, des « nombres imaginaires » à tous les points de la droite perpendiculaire en A à la droite des réels : cette nouvelle droite est encore parfois appelée « droite des imaginaires ».


Mais maintenant, tout à fait entre nous : pourquoi l’une des deux droites serait-elle plus imaginaire que l’autre ?

Peut-être comprenez-vous mieux, maintenant, l’exaspération de Gauss ?

Une précision peut-être utile : pour rester raisonnable, cet article ne traite que des nombres imaginaires, pas de l’ensemble des nombres complexes. Mais il ne reste ensuite qu’un petit pas à franchir pour concevoir un ensemble de nombres associé aux points d’un plan… et pour associer à cet ensemble de nombres des opérations qui ne sont fondamentalement que l’interprétation numérique d’opérations entre les points de ce plan.

 
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Philippe Colliard