Nos
élèves aiment les jeux qui fonctionnent sur ordinateur... Donc si notre
enseignement fonctionne sur ordinateur, ils aimeront notre enseignement !
Si
ça, ce n'est pas un beau sophisme, je ne sais plus quoi dire.
Pourquoi
pas, dans le même genre : nos élèves aiment regarder le ciel, qui est bleu...
Ils aiment nager dans la mer, qui est bleue... Donc si toutes les salles de
classe ont des murs bleus, si tous les cahiers, tous les manuels ont des
feuilles bleues, ils adoreront travailler au collège !
Et
pourtant, c'est sur ce genre de sophisme que repose une grande partie de ce que
j'appellerai le « commerce éducatif » : les enfants aiment jouer, donc
l'enseignement doit être « ludique »... Et allons-y pour des manuels, des
livrets de vacances, des logiciels ludiques : plein de jolies images et de
trucs qui bougent. Et, ensevelis là-dessous, très discrètement, des
«règles » et des « résumés du cours ».
Bon,
ce n'est sûrement pas politiquement correct de dire ça, mais cette approche est
stupide : étudier n'est pas jouer, jouer n'est pas étudier.
La
grande force - mais évidemment également la grande faiblesse - du jeu, c'est
qu'il est sans conséquence : on peut gagner ou perdre, réussir ou échouer... Ce
n'est qu'un jeu. Alors, on s'y prête quand on le veut, on laisse tomber quand
on se lasse.
Mais
les études ne sont pas un jeu : on ne peut pas s'y impliquer à claires-voies,
un jour oui, deux jours non...
Les
études demandent un minimum de constance, de ténacité, de volonté... D'efforts.
Pour
avoir abandonné cette culture de l'effort, notre enseignement - je parle de
l'enseignement des mathématiques dans le secondaire, le seul que je connaisse -
s'est affadi, vidé de sa substance. Au cours des 30 ou 40 dernières années,
imperceptiblement au début - presque sournoisement, puis de plus en plus
franchement, il s'est réduit à la transmission de quelques techniques, de
quelques formules plus ou moins magiques... Arrachées à un univers étrange et
vouées à y retourner rapidement.
J'ai
connu tous les programmes "récents" - et leurs évolutions - de ceux d'avant 1975 à ceux de 2008... Le mot
qui me vient irrémédiablement à l'esprit est : décadence. Et croyez bien qu'il
me déplaît.
Oui
les programmes de 75 étaient denses. Peut-être trop. Pourtant, un tiers des
collégiens s'y retrouvait.
Ne
croyez pas que je trouve cela suffisant : je me suis battu toute ma vie contre
cet élitisme, contre l'idée qu'au collège il était « normal » qu'un tiers des
élèves réussisse en maths, qu'un second tiers surnage plus ou moins et que le
troisième tiers soit « largué ».
Tout
comme je me suis battu contre l’idée, également très répandue, qu'au collège,
il fallait avoir la « bosse des maths » pour réussir. Je ne dis pas que tous
les collégiens ont les mêmes capacités, simplement qu'ils ont tous (ou à peu
près tous) suffisamment de capacité pour réussir les mathématiques du collège.
Alors,
pourquoi ce naufrage ?
D'abord,
est-ce vraiment un naufrage ?
À mon sens, oui, mais d'autres penseront que non.
Ce
que je sais, c'est que nos différents gouvernements ont, tous, affirmé qu'ils
voulaient pour la France un enseignement de haut niveau, en mathématiques.
Et
pour tous !
Ce
que je sais également, c'est qu'il y a 40 ans (à l'entrée en scène de la
réforme dite «Haby »), un tiers des collégiens avait ce « haut niveau »... Et
que maintenant, plus aucun collégien (de l'enseignement public, en tout cas) n'en
approche : comparer les connaissances attendues en troisième, en 1975, et celles
de nos programmes actuels me donne envie de pleurer. Vraiment. Ce n'est pas du
toute une figure de style !
Que
s'est-il passé ? Un complot ? Je l'ai entendu bien des fois, mais je n'y
crois pas - et ça rend les choses encore plus tragiques. Je crois en la bonne
volonté de toutes ces personnes qui ont contribué à l'effondrement des
mathématiques au collège.
Je
crois qu'elles voulaient des mathématiques pour tous. Mais moi aussi !
Elles
ont commencé par réduire un peu les exigences, et peut-être avaient-elles
raison. Mais « un peu » aurait suffi.
Elles
ont constaté que deux tiers des collégiens continuaient à bouder les maths.
Elles ont pensé que c'était encore trop difficile, elles ont réduit un peu plus
les exigences... Et la glissade s'est accélérée. Malgré d'importants moyens
financiers destinés à l’introduction de l'informatique.
Alors,
encore une fois, pourquoi ?
Je
n'ai pas de certitude, je ne peux qu'interpréter ce que j'ai vécu, ce que j'ai
ressenti.
Et
j'ai ressenti, chez mes élèves en tout cas, un ennui de plus en plus profond à
mesure que les ministères successifs « rabotaient » les programmes, les
cantonnaient aux techniques rituelles dont je parlais tout à l'heure.
Et
ce, malgré tous les efforts pour les « divertir ».
Peu à peu, même les « bons »
se sont laissés gagner par l'ennui, ont sagement appliqué leurs petites
formules... Sans trop chercher à réfléchir.
Puis
certains de ces élèves sont devenus profs. Et certains de ces profs ont, bien
naturellement, privilégié des techniques. Je n'aurai certainement pas le
mauvais goût de le leur reprocher : ils sont les premières victimes du système.
Voulez-vous
le fond de ma pensée ? On a perdu les maths, parce qu'on les a rendues
sinistres.
Mais
pouvait-on faire autrement ? Sans pour autant sacrifier deux tiers de nos
collégiens ?
Il
serait extrêmement prétentieux de ma part de dire « oui, je l'ai fait ! »
D'une
part, il m'a fallu des années de tâtonnements pour obtenir à peu près
l'efficacité que je souhaitais (et pendant quelques-unes de ces années-là, j'ai
certainement été un prof déplorable).
D'autre
part, mes élèves sont loin d’avoir tous atteint ce que mon dernier principal
appelait « le niveau de l'excellence ».
Ce
qui est vrai - et oui, j'en suis fier - c'est que la très grande majorité
d'entre eux a aimé « faire des maths » avec moi, et que je n'ai « largué » à
peu près personne.
Qu'ai-je
fait d'exceptionnel ? Alors là, vraiment rien. Promis !
J'ai
juste fait des maths : je les ai juste fait rêver un peu, imaginer.
Particulièrement en géométrie - mais pas seulement.
J'ai
découvert avec eux qu'ils prenaient tous
plaisir à découvrir : à découvrir des objets, des raisonnements... Et qu'ils
avaient un cerveau, un vrai. Pas juste un truc qui sert à rabâcher.
J'ai
découvert aussi qu'ils avaient besoin de savoir de quoi nous parlions, qu'il
fallait que tout ait un sens pour
eux - et alors, ils s'enflammaient facilement, ils voulaient approfondir.
Alors,
j'ai commencé à écrire pour eux, à essayer de donner un peu de vie au point, à
la droite, au plan... Mais également aux nombres, aux structures numériques, à
tout ce qui est à l’origine des maths que nous enseignons.
Et
ça marche !
Comment
voulez-vous que qui que ce soit s'intéresse à un fragment - totalement isolé -
de raisonnement ?
Que
ce soit le théorème de Thalès (« ... Donc, d'après, extraits »,
puis "triangles") ou de Pythagore (dans une démonstration certainement bien plus artificielle que celle
d'Euclide, mais plus rapidement accessible à des collégiens !), ou celui des « produits en croix »... ou n'importe quel autre ?
Ce
qui les a intéressés, c'est de construire
: de partir de presque rien, et d'arriver à ces théorèmes. De prendre conscience
de leur intelligence. Du fait qu'un théorème, ce n'est pas une incantation
magique inventée par un génie. Qu'ils pouvaient retracer l'histoire, la genèse,
de chaque théorème - et pourquoi pas, en inventer eux-mêmes (des pas trop
compliqués !)
Et
oui, je les ai intéressés. Plus précisément, les maths les ont intéressés. Et à
partir de là, appliquer ce qu'ils avaient compris, ce qu'ils s'appropriaient,
devenait bien plus simple.
Et,
encore une fois, je pense que je ne suis pas un prof exceptionnel. Que la très
grande majorité des profs déteste assassiner les maths et rabâcher des
formules. Et qu'ils peuvent tous, chacun à sa façon, faire rêver leurs élèves.
Après
tout, s'ils sont devenus profs de maths, c'est parce que les maths « leur
parlaient », non ?
Merci de votre fidélité à ce blog,
et passez de très belles fêtes !
Philippe Colliard