Pages

dimanche 26 avril 2015

De l'utilité des profs ...

Cet article est une tentative de mise au point, après mon article du 1er avril,


Non, je ne crois pas à la fin des profs... En tout cas, pas dans un avenir proche, et pas au collège !
Mais bien entendu, j'ai peut-être tort, je me laisse peut-être influencer par mes désirs.
Alors, je vais le présenter autrement :
je ne crois pas à la fin de l’utilité des profs.

Je ne sais pas ce qui arrivera, mais je suis convaincu qu'instaurer au collège un enseignement de type « MOOC », privilégiant une relation élève-ordinateur engendrerait un appauvrissement de notre système d'éducation et aurait de graves conséquences.

Pourquoi ?
Parce que nous sommes encore très loin de l'intelligence artificielle.
Parce que nos ordinateurs ne sont encore que des machines, nos logiciels que des programmes !

Parce qu'un adolescent, pour se construire, a besoin d'un environnement humain, d’adultes avec qui interagir.

Parce que, dans une société où l'on ne l'y contraint pas, un collégien ne travaille pas pour le travail - en tout cas pas au début : il travaille pour être reconnu, distingué, apprécié.
Pour se sentir « spécial » aux yeux de ses parents, parfois de ses amis - et oui, le temps d'une année scolaire, aux yeux de ses profs.
Pour imiter... Et pour plaire. Mais qui cherche à plaire à un ordinateur ? Et quant à l’imiter : est-ce vraiment le rôle de notre école de produire des petits robots ? Ne serait-ce pas une fantastique régression ?

Dans l'évolution darwinienne, les « grands singes », qui ont des sentiments mais peu de logique, n'ont pas fait le poids, face à l'homme. Les ordinateurs, eux, ont la logique, mais pas les sentiments. Cantonnons-les dans une fonction qui leur correspond : l'entraînement, les « gammes »... Ne leur confions pas l'éducation de jeunes humains.

Bien sûr, cela veut dire que nous devons veiller, nous, profs, à nous différencier de ces machines.
À les utiliser, évidemment - mais à être, nous, bien plus que les simples gérants de salles multimédia.
Nous devons être à l'écoute de chacun de nos élèves, individuellement, amener chacun d’eux à dialoguer avec nous sans contrainte, sans gêne, à se sentir « bien » avec nous.

Il y a de l'apprivoisement derrière tout ça, et la reconnaissance de l'autre.

Ça ne veut pas du tout dire de la complaisance ou de la démagogie. Simplement, essayer de faire passer notre passion pour notre discipline en adaptant notre approche, notre vocabulaire, nos histoires, nos exemples à notre interlocuteur. En discutant avec eux, avec chacun d'entre eux.

Oui, notre passion. Un ordinateur n'a pas de passion. Il me semble qu'un prof, si !

Ni complaisance, ni démagogie, ni paternalisme. De l'écoute, du respect. Même pour les plus insupportables, les plus horripilants de nos élèves. Tout au fond d'eux-mêmes, il y a toujours cette humanité - même si parfois elle semble les déranger.

Je ne peux m'exprimer ici qu'à propos des mathématiques au collège et bien plus strictement encore, qu'à propos des années que j'y ai passées. Et certainement pas pour proposer une conception révolutionnaire de l'enseignement : d'une part, je n'ai rien d'un révolutionnaire et d'autre part, si mon approche a bien fonctionné avec mes élèves, c'est également lié à ma personnalité... Et nous avons tous, évidemment, des personnalités différentes !

Deux constats, toutefois, me semblent s'imposer :
nos élèves s'ennuient facilement en maths,
et les programmes du collège, sous un verbiage pompeux, n'en exigent plus grand-chose.

Et il me semble ressentir une sorte de panique dans nos « sphères supérieures » :

             comment redresser la situation, que faire, que faire ?

             Il ne faut pas que les élèves s'ennuient ?
             Faisons du ludique, du moderne, de l'informatique...

             Les programmes « passent mal » ?
             Simplifions les programmes, sabrons, sabrons...

Mais apprendre n'est pas jouer, et si les jeux informatiques peuvent passionner les ados, ce n'est pas parce que leur support est un ordi, une tablette, un portable... C'est parce que ce sont des jeux : ils n'ont aucune finalité imposée.
Et si, moins les programmes passent, plus on les ampute… Eh bien, moins il en reste, n'est-ce pas ? Et ça, c'est vraiment un cercle vicieux : moins on en demande aux élèves, moins on en obtient - mais ce n'est pas proportionnel, pas du tout !

Pourquoi nos élèves s'ennuient-ils ? S'est-on vraiment posé la question, ou a-t-on décrété que c'était une question matérielle, et qu'un peu de « modernité » arrangerait tout ?
Pourquoi les programmes passent-ils mal ? Qui a décrété qu'ils étaient trop lourds ?

Bon, là, je ne peux évidemment parler que d'après mon expérience. Mais après tout, n'est-ce pas, je suis un professionnel de l'enseignement !

Je ne crois pas que les programmes soient trop lourds, je pense simplement qu'on les vide peu à peu de leur substance, qu'il devient difficile de proposer à nos élèves quelque chose qui se construit, qui prend du sens tout au long de l'année. Et donc qu'il devient de plus en plus tentant de fragmenter l'année en séquences hétéroclites de quelques heures : un petit peu de ci cette semaine, un petit peu de ça cette autre semaine... Allez, on vérifie que les plus courageux ont suivi, et puis on passe à autre chose, apparemment sans lien.

Et comment nos élèves ne s'ennuieraient-ils pas ?

Demandez à des stagiaires de troisième de trier des os, dans le sous-sol d'un muséum d'histoire naturelle. Ne croyez-vous pas qu'ils s'y intéresseront plus vraisemblablement si un paléontologiste passionné les amène à voir dans tous ces petits os l'ébauche d'un squelette, puis dans ce squelette la charpente d'un animal disparu, puis dans cet animal les tribulations de son espèce ? Si ce paléontologiste leur fait revivre la faune d'une époque révolue ?
S'il leur fait percevoir qu’il ne s'agit pas d'une étude académique, que l'évolution a des conséquences actuelles ?

Nos programmes de mathématiques au collège permettent encore - avec quelques efforts - de faire quelque chose comme ça. Je ne suis pas sûr que les prochains programmes le permettront toujours.

Elargir le champ prend du temps.
Mais avec plus de 450 heures de mathématiques en quatre ans, le temps, on l'a !
À condition de partir lentement, de bien poser les bases. De CONSTRUIRE.
Et (bizarrement ?) les élèves ne semblent pas s'ennuyer - bon, parfois tout de même ! :)
LES élèves, (presque) tous les élèves. Parce que ce sont des êtres humains :) ... Et les êtres humains, quand ils peuvent, lorsqu'ils ont le nez sur un détail d'un tableau, prendre le recul nécessaire pour en avoir une vue d'ensemble, ça les aide souvent à l'apprécier !

Et là, je reviens à nous, les profs - par opposition à eux, les ordis.
Que pouvons-nous faire pour nos élèves, que les ordi ne savent pas faire ?

Nous pouvons les faire rire, les faire rêver, leur donner ENVIE de réfléchir, de se sentir intelligents.
Leur communiquer un peu de notre passion.
Oh, bien sûr, l'intelligence artificielle approche. Mais je ne crois vraiment pas qu’une entité du type de Aivas, dans « All the Weyrs of Pern » de Anne McCaffrey, puisse voir le jour avant... Disons une bonne cinquantaine d'années. Au moins ! Oui, ce serait (sera ?) un professeur formidable : une culture et une logique phénoménales, mais également une immense sensibilité, de la finesse, de l'humour... Et une patience à toute épreuve !
 
Mais pour l'instant, et pour encore au moins un demi-siècle, ce que nous pouvons offrir, nous, les professeurs, aucune machine ne le peut.

(Évidemment, rien ne dit que nos gouvernements partageront mon point de vue).

Merci de votre fidélité à ce blog,
Et à bientôt ?

Philippe Colliard



lundi 13 avril 2015

La place de la virgule

... Ou : pourquoi ce lampadaire m'a-t-il agressé ?
J'entends déjà les persiflages : le monomaniaque du point s’attaque à la virgule. Il va nous faire toute la ponctuation ?

Je pourrais, je pourrais : après tout, le point d'exclamation a aussi ses utilisations mathématiques (au moins deux : les factorielles et l'unicité) – tout comme le tiret pour la soustraction, les parenthèses (et les points-virgules) pour les couples… Et le point d’interrogation est bien sûr omniprésent dans toutes nos questions, non ?

Bon, revenons à la virgule : celle de l'écriture décimale d'un nombre - que ce nombre soit décimal ou non !
(J'aurais pu, bien sûr, me référer à l'écriture anglo-saxonne et titrer : « la place du point », mais là, je suis certain que la plupart d'entre vous aurait pensé « encore ? » et fermé cet onglet !)

Nous utilisons et nous enseignons différentes techniques de multiplication (et de division) d'un nombre écrit sous forme décimale par 10,100, 1000, etc.

L'une de ces techniques, très répandue, consiste à « déplacer la virgule ». Vers la gauche, ou vers la droite, c'est selon. Outre que les élèves qui l'appliquent semblent avoir de fréquentes difficultés avec le sens du déplacement, cette technique propage une vision « à l'envers » de ce qu'est l’écriture décimale. Cela peut sembler ne pas avoir beaucoup d'importance mais il me semble que, d'une part, contribuer à déformer la vision de nos élèves n'est pas dans nos attributions... Et d'autre part que rétablir une vision plus exacte les aide à comprendre ce qu'est la multiplication par 10,100, 1000 - et à la maîtriser !

Pourquoi une « vision à l'envers » ?
Parce que ce n'est pas la virgule qui bouge, ce sont les chiffres du nombre.

Il m'arrive d'être distrait, particulièrement en marchant. Un jour, j'ai même marché droit sur un lampadaire et je me suis fait une belle entaille au front.
« Déplacer la virgule », c'est l'équivalent de « pourquoi ce lampadaire m’a-t-il agressé ? »

Propager ce genre de questions conduirait à des tonnes d'études sur l'agressivité des lampadaires... Qui ne pourraient que perturber les âmes candides.

(En revanche, ce genre de vision a tout de même son utilité, en particulier pour les trucages de films : lors de dialogue à l'intérieur d'une voiture, c'est effectivement le paysage qu'on déplace)

Je m’égare à nouveau. Revenons à l'écriture décimale :
une écriture décimale est déterminé par ce que j’appellerai une « grille » ET par un ruban de chiffres.

La grille est une suite (au sens mathématique) de cellules (au sens d’un tableur), respectant les critères suivants :
Chaque cellule peut contenir un chiffre
La cellule d’indice 0 est celle des unités
A sa gauche, la cellule d’indice 1 est celle des dizaines et à sa droite, la cellule d’indice 2 celle des dixièmes ; celle d’indice 3 est à la gauche de celle d’indice 1, celle d’indice 4 à la droite de celle d’indice 2, etc.

Pour des raisons (évidentes ?) de compatibilité avec les puissances, on utilise dans la pratique une bijection de N sur Z, dans laquelle les indices « i » impairs ont comme image les entiers positifs « (i+1)/2 » et les indices « p » pairs ont comme image les entiers négatifs « -i/2 ».

Avec cette nouvelle indexation, les premiers éléments de la suite des cellules sont « numérotés » ainsi : 
                                      … 5   4   3   2   1   0   -1   -2   -3   -4   -5 …

… Et il est à la fois simple et pédagogiquement précieux de bricoler, à partir d’un tableau quadrillé amovible (ou par vidéo-projection) une grille de ce type… Je veux dire, bien sûr, les premiers éléments de la grille ! :)

Le ruban, lui, est une suite de chiffres (toujours au sens mathématique, n’est-ce pas ?) : si j’appelle a,b,c,d,e,f,g,h les 1ers éléments de cette suite, ils peuvent être disposés ainsi (une alternance gauche-droite :)) : 
                                                   …gecabdfh…

Mais bien sûr, la construction peut être tout autre, il suffit que l’écriture soit illimitée à gauche et à droite.

… Et là encore, il est pratique de construire une succession d’une douzaine de chiffres, avec des intervalles correspondant à la grille : par exemple  en scotchant des feuilles A4 sur un mètre rigide – il faut bien recycler les « vieux » instruments :)
(Rien à voir, mais vous pouvez en voir un autre recyclage dans un de mes articles précédents :   vous avez dit parallélogrammes ?  )

Alors, à deux positions différentes du ruban sur la grille correspondront deux nombres différents (si l’on excepte les « nombres » dont l’écriture est périodique à gauche et à droite… Mais il n’est pas d’usage de considérer qu’une écriture décimale illimitée à gauche représente un nombre – sauf s’il s’agit de zéros).

En particulier - c’est une conséquence de la construction de la grille - tout déplacement du ruban d’un cran vers la gauche résulte en un nombre 10 fois plus grand que le précédent, tout déplacement d’un cran vers droite en un nombre 10 fois plus petit.

Ah oui, j’oubliais : la cellule numérotée  « -1 » commence par une virgule. 
LA virgule ! :) 
Celle qui ne bouge PAS.

Et qui, dans la pratique, repère la grille, la résume, la rappelle, permet de la sous-entendre (de la sous-voir ?)…
Imaginez qu’en cliquant dessus, vous pouvez afficher la grille, ou la masquer !

Voilà. En pratique, également, vous trouverez ici (licence Creative Commons) les feuilles que je distribuais à mes élèves de sixième (et de cinquième !) : 

   « ébauches,servez-vous »  puis "la place de la virgule".

Apparemment, ça « marchait » plutôt bien ! 
 (Evidemment, je ne leur parlais pas de suites, de bijections, de puissances… Mais les multiplications ou les divisions par 10, 100, 1000 ne semblaient pas leur poser trop de problèmes)

Un dernier point  (tiens, le point réapparaît) :

la virgule PEUT « bouger », ou, plus précisément, sembler bouger, lorsque vous effectuez un changement d’unité. Mais d’une part, vous n’écrivez plus le même nombre, mais ce que Stella Baruk appelle un « nombre de » (vous êtes obligé d’associer une unité au nombre) – et d’autre part, ce n’est encore qu’une illusion d’optique :
en réalité, vous avez remplacé une grille par une autre (vous avez « éteint » une 1ère grille, puis « allumé » une autre, avec une unité différente).

C’est ce que j’essaie de faire comprendre dans la dernière des 4 pages en référence… Et qui n’a rien à voir avec une multiplication !

Merci de votre attention,
Et … A bientôt ?

Philippe Colliard