Je rumine cet article depuis celui que le Professeur Étienne Ghys a publié, le 18 février, dans « Images des
mathématiques » (revue électronique du CNRS). Son article, volontairement
provocateur, avait pour titre : faut-il mettre Pythagore dans une poubelle
?
Une quarantaine de commentaires l'ont suivi - dont un de Cédric Villani...
Et, bien plus humblement, deux ou trois de moi… Cet article a également suscité
une réponse indirecte de Pierre Gallais, là encore dans « Images des mathématiques
» : Le charme de Pythagore.
Une des questions soulevées par Étienne Ghys était :
la géométrie du collège est-elle encore adaptée à notre
époque ?
Il y suggérait l'idée de dépasser au collège la géométrie
euclidienne, et de s'intéresser à la notion d’espace métrique hyperbolique, au
sens de Gromov.
Derrière les provocations, il y a, me semble-t-il,
quelques vérités... Et quelques outrances.
Peut-être est-il nécessaire de préciser que je ne
représente ici que moi-même : un prof qui vient de prendre sa retraite, après
plus de 40 ans d'enseignement en lycée et collège, 40 années dont certaines
horribles, d'autres belles, et les 10 dernières, enfin, merveilleuses. Quarante
années à réfléchir à un livre-référence sur la géométrie au collège, un livre
qui la fait naître, qui l'observe, qui la construit et la démontre : un
livre que j'ai finalement publié l'an dernier («... Donc,d'après... »).
... Un livre sur la géométrie euclidienne !
Alors, cet article est-il un plaidoyer pro domo ?
Je ne l'écris certainement pas dans cet esprit, mais
c'est à vous, lecteurs, d'en juger.
Prolonger Euclide par une ouverture sur d'autres
géométries ? Pourquoi pas ?
Mais... Prolonger, pas remplacer : prendre le temps,
celui d'habituer les esprits, celui de former les profs, celui d'expérimenter.
Et peut-être, plus tard, bien plus tard, changer de géométrie. Ça n'a toutefois
rien d'urgent : le but du collège et du lycée n'est pas de former des géomètres
à la pointe du progrès, mais d'apprendre à raisonner juste, et il ne me paraît
pas honteux de le faire sur une axiomatique éprouvée.
Lorsque Étienne Ghys écrit : « le théorème de
Pythagore a perdu son panache, sa raison d’être, sa démonstration, mais il est
toujours là, un peu par inertie, transformé en une triste
« propriété » qu’il faut apprendre par cœur » , j'applaudis sans
réserve, et j'y reviendrai longuement.
Lorsqu'il ajoute : « hélas, cet énoncé ne fait pas partie
du quotidien de nos jeunes, qui n’y voient aucun intérêt, pour la majorité
d’entre eux. Ne faut-il pas prendre en compte le monde dans lequel ces jeunes
vivent et essayer de trouver des mathématiques qui les aident à mieux s’y
retrouver ? Se repérer dans le monde, n’est-ce pas la définition de la
géométrie ? », je ne suis plus d'accord.
D'une part parce que je doute de cet intérêt de nos «
jeunes », a priori, pour la géométrie
de Gromov, et d'autre part, même si « se repérer dans le monde » est une
définition envisageable de la géométrie, raisonner juste y contribue
certainement - et la géométrie euclidienne peut facilement y aider.
Toutefois, le but de cet article n'est pas de comparer
l'intérêt, au collège, de l'une ou l'autre de ces géométries (ce ne pourrait
être là qu'un sujet de réflexion à très long terme), mais de dire mon désespoir
de ce qu’y est devenu l'enseignement de « notre » géométrie.
A ce sujet, une autre phrase d’Étienne Ghys... Une phrase
que, là encore, j'applaudis sans réserve, et sur laquelle je voudrais prendre
le temps de réfléchir :
« les programmes de mathématiques actuels ont
supprimé presque toutes les démonstrations. Selon moi, le théorème de
Pythagore, sans une démonstration (il y en a beaucoup) n’a pas d’intérêt au
collège ».
Tout d'abord, est-ce exact ?
Hélas, oui, tout au moins en pratique : si le programme officiel de la classe de quatrième n'interdit pas
la démonstration du théorème, on ne peut vraiment pas dire qu'il y incite :
3.Géométrie
3.1 figures planes
Connaissances :
Triangle rectangle
: théorème de Pythagore.
Capacités :
- Caractériser le
triangle rectangle par l’égalité de Pythagore.
- Calculer la
longueur d’un côté d’un triangle rectangle à partir de celles des deux autres.
Commentaires :
On ne distingue pas
le théorème de Pythagore direct de sa réciproque (ni de sa forme contraposée).
On considère que l’égalité de Pythagore caractérise la propriété d’être
rectangle.
Mais c'est quoi, « l'égalité de Pythagore » ?
On fait des maths, ou on applique une recette de cuisine ?
Vous avez vu les enfants, le joli triangle rectangle ?
Ses côtés mesurent a, b et c centimètres, donc...
Donc... Ouiii, a2
+ b2 = c2 ... C'est biiieen Joey !
Et là, cet autre triangle : ses côtés mesurent d, e et f
centimètres, et d2 + e2
= f2, donc... Bravooo Sophie... C'est un triangle rectangle !
Le rôle de la géométrie, notre rôle à nous, profs, est-il d'infantiliser
? Est-il de conditionner ?
N'est-il pas écrit, dans le préambule pour le collège des programmes de
mathématiques :
1 .
finalités et objectifs
1.1. Les mathématiques
comme discipline de formation générale
Au collège, les
mathématiques contribuent, avec d’autres disciplines, à entraîner les élèves à
la pratique d’une démarche scientifique.
L’objectif est de développer conjointement et progressivement les capacités
d’expérimentation et de raisonnement, d’imagination et d’analyse critique.
Elles contribuent ainsi à la formation du futur citoyen.
Confondre la forme directe et la forme contraposée d'un théorème, et
surtout, confondre un théorème et son éventuel théorème réciproque n'est
certainement pas de nature à développer l'analyse critique.
Au mieux, c'est « botter en touche » : vous verrez ça plus tard, les
enfants !
Et pourquoi « plus tard » ?
Parce que raisonner, ce n'est pas à la portée d'un ado de 13-14 ans ?
Ou, plus sournoisement, pas à la portée de tous ?
Mais au mieux, c'est une affirmation fausse, et au pire, une affirmation
malhonnête !
Et dans tous les cas, une affirmation regrettable, extrêmement
dommageable pour notre enseignement, parce qu'elle incite à se contenter de toujours
moins, et ce qui est vrai, et pas seulement pour des ados, c'est que moins vous
leur demandez d'en faire, moins ils en font !
Même si l'anecdote racontée par Cédric Villani ou celle
de Pierre Gallais sont émouvantes, « caractériser le triangle rectangle
par l’égalité de Pythagore » est tout de même, dans la vie courante, rarissime.
En faire l'objet de séquences de géométrie en quatrième me paraît procéder
d’une vue bien pauvre de notre discipline. Comme si, faute de pouvoir y
intéresser nos élèves, il nous fallait au moins, d'une part les occuper, et
d'autre part les garder attentifs, les « tenir » par des justifications embarrassées
: c'est important pour les exams !
Oui, bien sûr, c'est important pour les exams, mais ce
devrait l'être comme conséquence d'une certaine maîtrise du raisonnement,
appliquée à un théorème célèbre, pas comme un but en soi !
À quoi pourraient (devraient ?) servir les séquences sur le
théorème de Pythagore, en quatrième ?
Eh bien, pourquoi pas à « faire » des mathématiques : à
construire un raisonnement, à mettre en évidence ce qu'est un théorème, ce
qu’est sa forme contraposée, à mettre en garde, à l'aide d'exemples simples et
bien choisis, contre l'idée que l'affirmation réciproque d'un théorème est
nécessairement un théorème... Bref, à former la réflexion de nos élèves.
Comment ? ce n’est pas à la portée de tous ? J'insiste :
c'est faux, c'est dommageable.
À ce niveau-là, il n'y a pas (encore) d'élèves qui
peuvent ou qui ne peuvent pas. Il y a simplement des élèves qui s'y intéressent
… Ou qui ne s'y intéressent pas : et ceux-là, « caractériser le triangle
rectangle par l’égalité de Pythagore » ne va pas vraiment les passionner !
Nos élèves s'ennuient ? Mais nous nous ennuierions également
avec le saupoudrage de manipulations que les programmes semblent préconiser.
Alors, pourquoi ne pas leur offrir une géométrie
construite ?
Une géométrie qui met au cœur des programmes, au cœur de
notre travail, au cœur de chaque heure de cours, le raisonnement. Ou plutôt,
les raisonnements.
S'autoriser à développer tranquillement, au cours de
plusieurs séquences, le lien entre théorème direct et contraposée du théorème…
Et l'absence absolue de liens autres que phonétiques entre un théorème et son affirmation
réciproque.
S'appuyer constamment sur des exemples simples et
constamment également sur un dialogue avec la classe… Raisonner ne peut pas se
faire par écrit uniquement : la présence humaine, la discussion y sont
nécessaires.
Une géométrie construite ne veut bien sûr pas dire
reprendre « Donc d'après », mais isoler quelques théorèmes
significatifs - une dizaine, une quinzaine par année scolaire ?
Significatifs peut-être par leur position dans
l'arborescence des démonstrations (tout comme dans un plan de métro certaines
stations - les « correspondances » - sont incontournables), ou
peut-être par ce que leur démonstration peut apporter à la classe.
Il me semble par exemple que, si l'on s'appuie sur
l'arborescence du théorème de Pythagore que j'ai décrite dans cet autre article, les théorèmes T-9, T-29 et T-35 ou les
métaxiomes M-14 et M-15 y ont un rôle important... Mais on peut évidemment s'appuyer
sur d'autres éléments, voire sur une autre démonstration du théorème – celle d’Euclide
est tout à fait possible en quatrième (à ce sujet, la superbe conférence du professeur Jean Dhombres à la BnF, le
14 janvier et une animation intéressante par les Editions du Kangourou !).
Ce qu'on ne peut pas faire, c'est accepter l'idée qu'un
tiers, où la moitié, ou plus de nos élèves est trop indigent, trop blasé, trop
stupide pour s'intéresser au raisonnement et à ses conséquences dans la vie !
Mais ça prend un temps fou, tout ça ! Et le programme ?
Eh bien non, ça ne prend pas un temps fou... Et ça
n'empêche pas de « faire le programme ».
Au contraire, ça permet de mieux le
faire passer, de lui donner un peu plus de sens, une colonne vertébrale. Bien
sûr, le démarrage est plus lent : construire des fondations, ça prend
effectivement du temps. Mais une fois qu'elles sont construites, on « trace » !
Et au final, du temps, on en gagne. Et puis... On « fait des maths » !
Merci de votre fidélité à ce blog,
et à bientôt ?
Philippe Colliard