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mercredi 11 mars 2015

Quelle géométrie pour le collège ?

Je rumine cet article depuis celui que le Professeur Étienne Ghys a publié, le 18 février, dans « Images des mathématiques » (revue électronique du CNRS). Son article, volontairement provocateur, avait pour titre : faut-il mettre Pythagore dans une poubelle ?
Une quarantaine de commentaires l'ont suivi - dont un de Cédric Villani... Et, bien plus humblement, deux ou trois de moi… Cet article a également suscité une réponse indirecte de Pierre Gallais, là encore dans « Images des mathématiques » : Le charme de Pythagore.

Une des questions soulevées par Étienne Ghys était : 

la géométrie du collège est-elle encore adaptée à notre époque ? 

Il y suggérait l'idée de dépasser au collège la géométrie euclidienne, et de s'intéresser à la notion d’espace métrique hyperbolique, au sens de Gromov.

Derrière les provocations, il y a, me semble-t-il, quelques vérités... Et quelques outrances.

Peut-être est-il nécessaire de préciser que je ne représente ici que moi-même : un prof qui vient de prendre sa retraite, après plus de 40 ans d'enseignement en lycée et collège, 40 années dont certaines horribles, d'autres belles, et les 10 dernières, enfin, merveilleuses. Quarante années à réfléchir à un livre-référence sur la géométrie au collège, un livre qui la fait naître, qui l'observe, qui la construit et la démontre : un livre que j'ai finalement publié l'an dernier («... Donc,d'après... »).

... Un livre sur la géométrie euclidienne !

Alors, cet article est-il un plaidoyer pro domo ?

Je ne l'écris certainement pas dans cet esprit, mais c'est à vous, lecteurs, d'en juger.

Prolonger Euclide par une ouverture sur d'autres géométries ? Pourquoi pas ?

Mais... Prolonger, pas remplacer : prendre le temps, celui d'habituer les esprits, celui de former les profs, celui d'expérimenter. Et peut-être, plus tard, bien plus tard, changer de géométrie. Ça n'a toutefois rien d'urgent : le but du collège et du lycée n'est pas de former des géomètres à la pointe du progrès, mais d'apprendre à raisonner juste, et il ne me paraît pas honteux de le faire sur une axiomatique éprouvée.

Lorsque Étienne Ghys écrit : « le théorème de Pythagore a perdu son panache, sa raison d’être, sa démonstration, mais il est toujours là, un peu par inertie, transformé en une triste « propriété » qu’il faut apprendre par cœur » , j'applaudis sans réserve, et j'y reviendrai longuement.

Lorsqu'il ajoute : « hélas, cet énoncé ne fait pas partie du quotidien de nos jeunes, qui n’y voient aucun intérêt, pour la majorité d’entre eux. Ne faut-il pas prendre en compte le monde dans lequel ces jeunes vivent et essayer de trouver des mathématiques qui les aident à mieux s’y retrouver ? Se repérer dans le monde, n’est-ce pas la définition de la géométrie ? », je ne suis plus d'accord.
D'une part parce que je doute de cet intérêt de nos « jeunes », a priori, pour la géométrie de Gromov, et d'autre part, même si « se repérer dans le monde » est une définition envisageable de la géométrie, raisonner juste y contribue certainement - et la géométrie euclidienne peut facilement y aider.

Toutefois, le but de cet article n'est pas de comparer l'intérêt, au collège, de l'une ou l'autre de ces géométries (ce ne pourrait être là qu'un sujet de réflexion à très long terme), mais de dire mon désespoir de ce qu’y est devenu l'enseignement de « notre » géométrie.

A ce sujet, une autre phrase d’Étienne Ghys... Une phrase que, là encore, j'applaudis sans réserve, et sur laquelle je voudrais prendre le temps de réfléchir :
«  les programmes de mathématiques actuels ont supprimé presque toutes les démonstrations. Selon moi, le théorème de Pythagore, sans une démonstration (il y en a beaucoup) n’a pas d’intérêt au collège ».

Tout d'abord, est-ce exact ?
Hélas, oui, tout au moins en pratique : si le programme officiel de la classe de quatrième n'interdit pas la démonstration du théorème, on ne peut vraiment pas dire qu'il y incite : 

3.Géométrie
3.1 figures planes

Connaissances :
Triangle rectangle : théorème de Pythagore.

Capacités :
- Caractériser le triangle rectangle par l’égalité de Pythagore.
- Calculer la longueur d’un côté d’un triangle rectangle à partir de celles des deux autres.

Commentaires :
On ne distingue pas le théorème de Pythagore direct de sa réciproque (ni de sa forme contraposée).
On considère que l’égalité de Pythagore caractérise la propriété d’être rectangle. 

Mais c'est quoi, « l'égalité de Pythagore » ? 

On fait des maths, ou on applique une recette de cuisine ?
Vous avez vu les enfants, le joli triangle rectangle ?
Ses côtés mesurent a, b et c centimètres, donc...
Donc... Ouiii, a2 + b2 = c2 ... C'est biiieen Joey !

Et là, cet autre triangle : ses côtés mesurent d, e et f centimètres, et  d2 + e2 = f2, donc... Bravooo Sophie... C'est un triangle rectangle !

Le rôle de la géométrie, notre rôle à nous, profs, est-il d'infantiliser ? Est-il de conditionner ?

N'est-il pas écrit, dans le préambule pour le collège des programmes de mathématiques : 

1 . finalités et objectifs 
1.1. Les mathématiques comme discipline de formation générale 
Au collège, les mathématiques contribuent, avec d’autres disciplines, à entraîner les élèves à la pratique d’une démarche scientifique. 
L’objectif est de développer conjointement et progressivement les capacités d’expérimentation et de raisonnement, d’imagination et d’analyse critique. Elles contribuent ainsi à la formation du futur citoyen. 

Confondre la forme directe et la forme contraposée d'un théorème, et surtout, confondre un théorème et son éventuel théorème réciproque n'est certainement pas de nature à développer l'analyse critique.

Au mieux, c'est « botter en touche » : vous verrez ça plus tard, les enfants !

Et pourquoi « plus tard » ?
Parce que raisonner, ce n'est pas à la portée d'un ado de 13-14 ans ?
Ou, plus sournoisement, pas à la portée de tous ?

Mais au mieux, c'est une affirmation fausse, et au pire, une affirmation malhonnête !

Et dans tous les cas, une affirmation regrettable, extrêmement dommageable pour notre enseignement, parce qu'elle incite à se contenter de toujours moins, et ce qui est vrai, et pas seulement pour des ados, c'est que moins vous leur demandez d'en faire, moins ils en font !

Même si l'anecdote racontée par Cédric Villani ou celle de Pierre Gallais sont émouvantes, « caractériser le triangle rectangle par l’égalité de Pythagore » est tout de même, dans la vie courante, rarissime. En faire l'objet de séquences de géométrie en quatrième me paraît procéder d’une vue bien pauvre de notre discipline. Comme si, faute de pouvoir y intéresser nos élèves, il nous fallait au moins, d'une part les occuper, et d'autre part les garder attentifs, les « tenir » par des justifications embarrassées : c'est important pour les exams !

Oui, bien sûr, c'est important pour les exams, mais ce devrait l'être comme conséquence d'une certaine maîtrise du raisonnement, appliquée à un théorème célèbre, pas comme un but en soi !

À quoi pourraient (devraient ?) servir les séquences sur le théorème de Pythagore, en quatrième ?

Eh bien, pourquoi pas à « faire » des mathématiques : à construire un raisonnement, à mettre en évidence ce qu'est un théorème, ce qu’est sa forme contraposée, à mettre en garde, à l'aide d'exemples simples et bien choisis, contre l'idée que l'affirmation réciproque d'un théorème est nécessairement un théorème... Bref, à former la réflexion de nos élèves.

Comment ? ce n’est pas à la portée de tous ? J'insiste : c'est faux, c'est dommageable.

À ce niveau-là, il n'y a pas (encore) d'élèves qui peuvent ou qui ne peuvent pas. Il y a simplement des élèves qui s'y intéressent … Ou qui ne s'y intéressent pas : et ceux-là, « caractériser le triangle rectangle par l’égalité de Pythagore » ne va pas vraiment les passionner !

Nos élèves s'ennuient ? Mais nous nous ennuierions également avec le saupoudrage de manipulations que les programmes semblent préconiser.

Alors, pourquoi ne pas leur offrir une géométrie construite ?

Une géométrie qui met au cœur des programmes, au cœur de notre travail, au cœur de chaque heure de cours, le raisonnement. Ou plutôt, les raisonnements.
S'autoriser à développer tranquillement, au cours de plusieurs séquences, le lien entre théorème direct et contraposée du théorème… Et l'absence absolue de liens autres que phonétiques entre un théorème et son affirmation réciproque.
S'appuyer constamment sur des exemples simples et constamment également sur un dialogue avec la classe… Raisonner ne peut pas se faire par écrit uniquement : la présence humaine, la discussion y sont nécessaires.

Une géométrie construite ne veut bien sûr pas dire reprendre « Donc d'après », mais isoler quelques théorèmes significatifs - une dizaine, une quinzaine par année scolaire ?
Significatifs peut-être par leur position dans l'arborescence des démonstrations (tout comme dans un plan de métro certaines stations - les « correspondances » - sont incontournables), ou peut-être par ce que leur démonstration peut apporter à la classe.

Il me semble par exemple que, si l'on s'appuie sur l'arborescence du théorème de Pythagore que j'ai décrite dans cet autre article, les théorèmes T-9, T-29 et T-35 ou les métaxiomes M-14 et M-15 y ont un rôle important... Mais on peut évidemment s'appuyer sur d'autres éléments, voire sur une autre démonstration du théorème – celle d’Euclide est tout à fait possible en quatrième (à ce sujet, la superbe conférence du professeur Jean Dhombres à la BnF, le 14 janvier et une animation intéressante par les Editions du Kangourou !).

Ce qu'on ne peut pas faire, c'est accepter l'idée qu'un tiers, où la moitié, ou plus de nos élèves est trop indigent, trop blasé, trop stupide pour s'intéresser au raisonnement et à ses conséquences dans la vie !

Mais ça prend un temps fou, tout ça ! Et le programme ? 

Eh bien non, ça ne prend pas un temps fou... Et ça n'empêche pas de « faire le programme ».

Au contraire, ça permet de mieux le faire passer, de lui donner un peu plus de sens, une colonne vertébrale. Bien sûr, le démarrage est plus lent : construire des fondations, ça prend effectivement du temps. Mais une fois qu'elles sont construites, on « trace » !

Et au final, du temps, on en gagne. Et puis... On « fait des maths » !

Merci de votre fidélité à ce blog,
et à bientôt ?

Philippe Colliard

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